ORNELLA, DE LA CITÉ AUX PLANCHES (court 1)
Montpellier – Mardi 24 janvier 2023.
Il y a deux ans jour pour jour, je rencontrais Ornella Dussol et commençais à la photographier. Derrière la femme gitane solaire et déterminée je découvrais une profonde fracture narcissique et choisissais de m’engager malgré tout dans un projet au long cours avec cette femme qui n’avait aucune forme de sympathie pour son propre reflet. Je crois que j’avais l’espoir, non pas de l’aider à s’aimer, mais de lui apprendre à se regarder. Deux ans après, le chemin est encore long.
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Ornella a grandi et vit à la Cité Gély, un quartier populaire de Montpellier, qui abrite une communauté gitane catalane de près de 2500 âmes. Ce n’est pas dans la rue ou au pied de sa tour d’immeubles que je l’ai rencontrée. Mais sur la scène du théâtre La Vista, son lieu de travail. Cette ancienne Chapelle de la Résurrection, située au cœur de la Cité, a été désacralisée en 2006 et transformée en un théâtre jeune public. Ornella y est agent d’entretien, d’accueil et de médiation.
À l’instant où je l’ai vue éteindre sur son portable le dernier tube de Jul pour lire à haute voix un texte de Tchekhov, j’ai compris que cette femme avait quelque chose de spécial. C’était en janvier 2021 et c’était la toute première fois qu’elle montait sur scène pour jouer et non pour nettoyer le plateau.
Ornella est parfaitement gitane. Descendante du peuple romanichel et des gitans catalans, avec ses grands yeux verts, ses cheveux noirs de geai et son sac à main Walt Disney, elle ne détonne pas au sein de la communauté. À quelques détails près : Elle a 31 ans et un profil atypique. Sans mari ni enfants, à la différence de toutes ses amies, elle vit chez ses parents et travaille. Mais surtout, elle entame une carrière de comédienne professionnelle.
Ornella a toujours rêvé d’être actrice. Elle s’en est confiée à Azyadé Bascunana, comédienne et metteuse en scène en résidence de territoire depuis 3 ans à la Cité Gély qui, à la faveur de la crise Covid, dans un théâtre fermé et sans public, lui a proposé de monter sur scène et de faire des essais. Ça a été une telle révélation qu’elle a décidé d’en tirer un spectacle intitulé Pink !. Ornella tient le rôle principal dans cette pièce qui, comme une mise en abîme, parle de la rencontre entre les deux femmes, de la difficulté d’entrer dans l’intimité de la communauté quand on est une non-gitane et de celle d’être une femme libre dans ce quartier. Bercée par la culture Walt Disney, Ornella s’identifie à la petite sirène qui aspire à quitter un modèle patriarcal mais risque en le faisant la perte de ce qui fait son identité.
Dès les premiers moments, une évidence s’est imposée : Ornella a un rapport très singulier au théâtre qui, pour elle, est incarné tout particulièrement par celui dans lequel elle travaille. Ce lieu, elle le connaît par cœur. Petite, elle y a été baptisée(1). Adulte, elle le nettoie, le bichonne, le parcourt dans ses moindres recoins. C’est parfois son refuge : elle s’y entoure d’une équipe bienveillante. C’est sa porte vers l’autre monde, celui duquel elle rêve, celui dans lequel elle s’adonne à ce jeu, grandeur nature, où elle incarne une femme libre. Ce lieu singulier, ancien espace de culte transformé en salle de théâtre, lui ressemble. Il l’accompagne jusque sur les autres plateaux sur lesquels elle ne monte jamais sans se signer.
Il y a deux ans et sans même la connaître, je réalisais la première photo d’une femme déterminée, qui traverse le rideau de fond de scène comme elle entre dans sa nouvelle vie.
À l’époque, Ornella a accepté de m’ouvrir doucement les portes de sa vie pour me permettre de documenter son histoire. Celle d’une femme qui vacille entre deux mondes radicalement opposés, poussée par ses rêves et retenue par un déterminisme social qui fait aussi toute sa richesse. Mais si en surface elle semble avancer dans un compromis presque parfait entre son identité de gitane et le monde des payous (non-gitans), rien n’est pourtant jamais gagné.
Depuis novembre 2022, Pink ! a rencontré un vif succès et a réussi le pari a priori impossible de déplacer en masse la communauté gitane au théâtre. Ornella, elle, a grandi. Celle qui a longtemps caché aux siens sa nouvelle activité par peur du jugement a joué, largement convaincu et fait tomber tous les clichés.
Aujourd’hui commence un nouveau combat. Celui de l’après : tenter l’intermittence, conjuguer son emploi au théâtre et son emploi du temps d’artiste, entamer une carrière, trouver des rôles et savoir s’entourer des bonnes personnes. Mais surtout, s’accepter telle qu’elle est. Chaque image montrée est le fruit d’une longue négociation entre une photographe qui souhaite raconter le plus “justement” possible et une femme blessée qui ne sait plus se regarder. Depuis 2 ans je raconte Ornella, au rythme qu’elle m’impose. Celui de la lente reconstruction. Celui aussi qu’il faut pour contourner les clichés et les faire tomber.
Pour Ornella, c’est un immense combat, qu’être une femme ordinaire.
(1) L’ancienne Chapelle de la Résurrection, située au cœur de la Cité, a été désacralisée en 2006 et transformée en un théâtre jeune public
(2) Azyadé Bascunana est comédienne et metteuse en scène de la Cie La chouette blanche. Elle est artiste associée en résidence de territoire depuis 3 ans à la Cité Gély. Résidence qu’elle vient de renouveler pour 3 nouvelles années.
(3) Payou, paillou, paille : qualificatif utilisé par les gitan·es pour qualifier les non-gitan·es.