ICI C’EST COMME C’EST*

D’avril à octobre 2023, j’ai parcouru deux quartiers à la rencontre de leurs habitants. Appareil photo et enregistreur en main, j’ai récolté les histoires individuelles et collectives, autant de trajectoires qui font de ces endroits des lieux singuliers et vivants. Cette matière se retrouve en filigrane dans le spectacle Les Munjettes, écrit par Rémi Checchetto pour les compagnies La chouette blanche et Joli Mai.

À travers cette proposition photographique, j’ai apporté un complément au spectacle en proposant ces images sous forme d’expo « de table ». Pendant le banquet qui suivait la représentation, le public a pu redécouvrir une partie des personnes vues sur scène dans leur quotidien : le quartier.

Que vous ayez vu ou non la pièce, ces mini-séries vous donneront je l’espère, l’envie de les découvrir hors du temps de la scène. Chacune est l’histoire d’une rencontre. Ce ne sont pas des objets finis. À la manière d’un album de famille, nous vous invitons à les parcourir dans le sens qui sera le vôtre, comme des tranches de vie, des débuts d’histoires à venir, résolument positives. Le temps de la rencontre est un temps long. La suite reste à écrire…

*citation tirée du texte Les Munjettes écrit par Rémi Checchetto

SARAH

Mercredi 13 septembre 2023 – 13h30 – Quartier Île de Thau

J’ai passé la matinée avec Sarah. Moi à vélo, elle en scooter. Moi avec mon appareil photo, elle avec des centaines de lettres à poster et de colis à déposer. Sarah est factrice.

Depuis 9 ans maintenant elle arpente les rues et trottoirs du quartier et apporte aux habitant·es son lot de lettres, cartes, factures… des nouvelles, parfois bonnes, parfois moins. Ces espaces, elle
les parcourt à vitesse grand V. J’ai du mal à la suivre dans le dédale de plots en ciment destinés
à freiner les deux-roues et qui poussent ici plus vite que les algues dans le canal. Entre ces obstacles, elle slalome les yeux fermés.

Entre deux entrées d’immeuble, elle me confie que petite, elle jouait à distribuer le courrier avec des cartes à jouer. Ca fait 24 ans maintenant qu’elle répète toujours les mêmes gestes : accélérer, freiner, descendre, trier, sonner, entrer, discuter. Parfois, quand l’interphone ne répond pas, elle trouve dans son téléphone un numéro direct.

Elle l’aime d’amour, ce quartier. Bien plus que tous ceux, plus aisés, dans lesquels elle a officié. Chaque bloc est un monde que Sarah traverse comme chez elle. Ici, tout le monde la connaît. Jusqu’aux ouvriers du garage automobile, ces drôles de frangins d’adoption à la gueule aussi grande que le sourire, chez qui elle s’arrête régulièrement et se fait offrir le café.

Ce métier est pour elle une vocation. Après quelques minutes seulement à la suivre, je comprends pourquoi. Derrière cette répétition infinie de gestes se cache le cœur de son travail : rencontrer, discuter, rire, rassurer. Car, pour certains, la visite du facteur est l’unique visite de la journée. Pour d’autres, elle est un moment de détente où les histoires se partagent. On prend des nouvelles d’un mari malade, on regarde grandir les enfants, on découvre un nouveau-né. Sarah est le lien. Et dans ce quartier plein de vie, elle est à sa place.

OLIVIER

Vendredi 1er septembre – 18h – Quartier Île de Thau

Olivier m’a donné rendez-vous juste après l’atelier de théâtre. Il m’a promis de me montrer son bateau. Lorsqu’il m’a dit, l’autre jour, qu’il avait un voilier, je suis restée interloquée. Un voilier à
la cité, ça dissonne. Sur scène, cet homme joue le coach : un personnage étrange qui descend
de la lune. Dans la vraie vie, c’est plutôt de la mer qu’il vient. Il a l’air d’avoir échoué un peu par hasard au milieu de cette cité verticale, avec ses mocassins en cuir marron et son bateau à voiles. Il me raconte qu’il a grandi en Bretagne les pieds sur un bateau. Qu’il a vécu pendant 2 ans sur un voilier. Que quand il est arrivé dans le sud, il a cherché un logement avec vue sur mer. Mais qu’ici, voir la mer ça coûte cher.

On passe devant ce pont coloré, entrée maritime de la cité, en haut duquel un guetteur veille
sous son parasol. Le soleil tape fort aujourd’hui. Et puis au fil de la balade qui nous emmène
vers l’étang, au pied de ces petites résidences qui n’appartiennent plus à la cité mais en sont un prolongement naturel, on croit changer de monde. Des petits voiliers amarrés, de l’eau partout, un calme olympien… Il faut y regarder de près pour retrouver les traces de la ZUP. À commencer par les verrous des bateaux, jamais fermés car les dealers les fracassent pour s’y cacher.

Chez Olivier, tout rappelle la mer. A commencer par la vue, incroyable, sur l’étang. À chaque fenêtre il s’invite, l’étang. D’ailleurs, Olivier le connaît par cœur. Quand je le photographie, rêveur, sous un immense portrait de Hassan gardien de la girafe de Charles X, il me parle de ses longues séances de nage, de la géologie de l’endroit, des vents et des courants. Il me montre du doigt
les Tocs : cette bande émergée de terre de 12km de long, secret jalousement gardé des sétois, solution de repli en cas d’invasion touristique. Parce que les touristes, ils ne viennent pas jusqu’ici.

Grâce à la ZUP. Et ça, Olivier, ça le fait sourire.

Cette cité est son paradis.

Cet étang, c’est son océan.

Et Olivier en est le marin.

 
 

LUIGIA ET ANDRÉE

Mercredi 19 avril – 15h03 – Médiathèque André Malraux, Sète

De retour à la médiathèque après une visite du quartier, je rencontre Andrée et Luigia. Je les reçois ensemble. Elles sont inséparables. Elles ont aussi très envie de parler. Comme tous ceux que j’ai rencontrés jusqu’ici, elles n’ont aucune forme de curiosité pour la grande roue. Elles ont le vertige. Et même pas envie de s’imaginer ce qu’on pourrait voir de là-haut. Pas de grande roue, donc. À
la place, un véritable grand huit qui, après avoir foncé droit dans le béton, nous fait toucher les étoiles.

Quand Luigia me parle de cuisine, elle part loin, très loin. À travers les mille recettes qu’elle aime, elle m’emmène de l’Algérie à Sète, en passant par l’Italie. D’une enfance très pauvre elle a gardé une forme de générosité qui, dans la cuisine, trouve à s’épanouir. Je ne le sais pas encore, mais chacune de nos rencontres futures sera rythmée par la préparation du repas. Andrée, elle, n’aime pas trop cuisiner. Par contre, elle a des histoires à raconter. Celle de ce plongeur qui les a fait beaucoup rire quand, l’autre jour, elles l’ont vu enfiler sa combinaison à l’envers. Et puis celle de ce mari dont elle a fui l’emprise.

Pour Andrée et Luigia arrivant au quartier ce n’était pas échouer. C’était gagner son indépendance. En même temps qu’un toit sur la tête. C’était avoir le droit à la dignité. Ici, elles ont choisi de
jeter l’ancre. Ici, elles ont entamé un nouveau chapitre qui se tisse autour d’une histoire d’amitié singulière. Loin derrière, la violence. Place à une vie simple où, après de nombreuses galères, on s’autorise enfin à vieillir tranquille.

J’ai entamé avec elles un projet photo au long cours intitulé Luigia & Andrée, une retraite au soleil

 

DENISE

Mercredi 19 avril 2023 – 20h09 – Montpellier

Retour au quartier.

Aujourd’hui, je dois rencontrer des habitants.

J’ai choisi de mettre de côté la photographie pour l’instant et de me concentrer sur les interviews.

C’est plus facile pour eux, tant qu’il n’y a pas l’image.

J’ai rendez-vous pour assister à un atelier de cuisine à l’ehpad Le Thonnaire. L’image que j’ai en tête est celle d’une grande table, des personnes aux cheveux blancs assises autour, des pâtons pétris fébrilement par des mains qui ont vécu mille vies. Des bouches dont les rides témoignent des infinies histoires qui en découlent.

À l’intérieur, on m’indique gentiment mais vaguement le chemin. À gauche, au fond du couloir passer la porte, puis à gauche, traverser la buanderie.. ou bien c’est à droite peut être ? J’oublie vite les indications. Ça sent terriblement bon. Il y a un joli boucan là-bas au fond. Des bruits de casserole et des rires éclatants.

Je pénètre dans une cuisine minuscule et mal équipée, remplie à ras-bord de plusieurs femmes et deux hommes. Ca traverse, ça renverse, ça se bouscule, ça rit, ça chante. Ce qui se déroule
ici est à mille lieues de ce à quoi je m’attendais. Alors au bout de quelques minutes, je demande l’autorisation et sors mon appareil photo. La suite s’écrit en images.

C’est ici que j’ai rencontré Denise. Impossible de manquer ce petit bout de femme aussi attachant que spontané qui m’a ouvert grand sa porte à l’instant même où nous nous sommes croisées pour la première fois. Chez elle, les murs sont tapissés de souvenirs. De photos de son fils. De mandalas.

Denise adore colorier des mandalas. Ca l’occupe, elle me dit. Elle me parle de son amour pour le fromage, de sa recette du gratin dauphinois qui tient plutôt de la tartiflette, de sa famille, qu’elle voit un peu mais pas assez. De cet établissement dans lequel elle est bien, quand même. Même si elle n’aime pas la mer. De son chat, fidèle compagnon de vie. De sa peur de mourir seule aussi.

Emportée dans le tourbillon de cette conversation aux détours imprévus, avec une Denise aussi légère que sérieuse, je passe du rire aux larmes, et puis encore au rire, en quelques secondes. Et je me souviens que je vivais cela avec ma propre grand-mère.

 

SORAYA

La première rencontre avec Soraya s’est faite dans sa cuisine. C’était la veille d’un départ en Allemagne. On ne se connaît pas. Pourtant j’allais devoir lui tirer le portrait. Alors je lui ai demandé de me faire visiter. Nous avons passé un temps fou dans cette cuisine. À compter les cocottes, à parler recettes, à regarder par la fenêtre le chapiteau de l’assemblée, à comptabiliser tous les enfants et petits enfants. Tout en moi parlant, elle tenait dans sa main le peyot : ce petit chiffon orange avec lequel elle nettoyait compulsivement et sans même s’en rendre compte plan de travail, tiroirs, table et même le mur.

C’est dans un aéroport qu’a eu lieu la deuxième rencontre avec Soraya. Quand, déstabilisée par le poids de mon sac à dos, je suis tombée assise par terre, elle a attrapé mon appareil photo au vol et a immortalisé la scène. La plus blonde de toutes les gitanes venait de tout renverser.

C’était en 2021 et depuis ce temps, nos chemins n’arrêtaient plus de se croiser. Parce qu’on l’entend d’ici, Soraya. Avec sa volonté de fer et ses projets grands comme ça. Elle a une folle envie. De prendre la parole, d’avancer, de faire des choses pour les femmes de sa communauté. Depuis l’Allemagne, il y a eu un rendez-vous avec le maire de Montpellier. Une promesse. Une association : La volonté des femmes . Un local trouvé, inauguré en grande pompe et exploité. Des dealers qui se sont un peu déplacés.

La volonté des femmes , c’est celle de toutes celles du quartier. Et Soraya, la fusée, n’est pas près de s’arrêter.

ORNELLA

Ornella vit à la Cité Gély à Montpellier, parmi 2500 gitan·es. Je ne l’ai pas rencontrée dans la rue mais sur la scène du théâtre La Vista, au cœur de son quartier. Elle est agent d’accueil et de médiation dans cette ancienne chapelle qui a été désacralisée en 2006 et transformée en théâtre jeune public. 

À l’instant où je l’ai vue éteindre sur son portable le dernier tube de Jul pour lire un texte de Tchekhov j’ai compris que cette femme avait quelque chose de spécial. C’était en janvier 2021, elle montait pour la première fois sur scène pour jouer et non pour nettoyer le plateau.

Yeux verts, cheveux noirs, sac à main Walt Disney… Cette gitane catalane au sang romanichel ne détonne pas au sein de sa communauté. À quelques détails près : Elle a 31 ans, ni mari ni enfants, vit chez ses parents et travaille. Mais surtout, elle entame une carrière de comédienne professionnelle.

Elle a toujours rêvé d’être actrice. Elle s’en est confiée à Azyadé Bascunana, metteuse en scène en résidence de territoire, qui lui a fait faire des essais. Une révélation qui a abouti à un spectacle : Pink !. Ornella tient le rôle principal dans cette pièce qui, comme une mise en abîme, parle de la rencontre entre les deux femmes et de sa place dans la communauté.

Ornella est pleine de paradoxes. Fougueuse et sans filtre, responsable et réfléchie, elle souffre d’un cruel manque de confiance en elle. Alors que je venais de la rencontrer, je réalisais cette photo d’une femme assise dans sa voiture, qui venait de me charger du poids d’une histoire qui avait tout changé pour elle mais que sa pudeur m’interdisait de raconter.

Ornella vacille entre deux mondes, poussée par ses rêves et retenue par un lourd déterminisme social. En surface, elle semble avancer dans un compromis presque parfait entre les deux mais rien n’est jamais gagné. Sur scène, elle se montre aux non-gitans et expose sa culture. Dans sa communauté, son cas fait parler. Depuis novembre 2022 Pink ! a déplacé en masse la communauté gitane au théâtre. Le public a découvert en Ornella une fantastique actrice en devenir. Elle, elle a grandi. 

Celle qui a longtemps caché aux siens son rêve par peur du jugement entame aujourd’hui le combat de l’après : entamer une carrière, s’entourer des bonnes personnes, renoncer à des choses pour aller au bout de ses rêves, prendre appui sur le béton de la cité pour aller vers la lumière. Mais surtout s’accepter telle qu’elle est : une femme dont le profil atypique fait parler parmi les siens.

Chaque image montrée est le fruit d’une longue négociation entre une photographe qui souhaite raconter le plus “justement” possible et une femme blessée qui ne sait plus se regarder. Depuis 2 ans je raconte Ornella au rythme qu’elle m’impose : celui de la lente reconstruction et celui, nécessaire, pour être enfin libre d’être elle-même.

J’ai entamé il y a deux ans avec Ornella un projet photo au long cours intitulé Ornella, de la cité aux planches. 

MAMBO

Si j’ai choisi de parler de Mambo le chien, c’est parce que lui aussi est un rescapé. Il n’aurait jamais rencontré Luigia si le premier chien qu’elle avait acheté à la SPA n’était pas mort prématurément. Alors quand elle y est retournée pour s’en faire offrir un autre, Mambo a croisé sa route. Ses 3 ans bien pesés, sa petite gueule et son grand besoin d’amour l’ont touchée.

Mambo, c’est un ami, un fils, un compagnon de vie. Sa photo trône sur le buffet, juste à côté des portraits de famille. C’est aussi un trait d’union entre elle et Andrée, cette amie fidèle, compagne des lotos et balades quotidiennes. Andrée aussi a son rituel avec Mambo. Pas un seul matin elle n’oublie d’amener une friandise quand elle rejoint Luigia.

Quand je demande à Luigia si elle a des amis autres qu’Andrée, elle me répond qu’elle n’en a pas besoin. Après toute une vie à travailler dans les cafés et bars de la ville, entourée de toute la vie sociale que Sète fut en capacité de lui fournir, c’est en solitaire qu’elle aime vivre désormais. Seule, mais pas tout à fait. Mambo le chien rythme ses journées et sait ne pas se faire oublier.