LES OISEAUX DE COMBAT
Le 23 janvier 2023, Azyadé Bascunana et Marielle Rossignol entament une immersion d’une semaine au cœur du quartier Saint-Jacques à Perpignan. L’objectif ? Emmener des femmes gitanes sur scène. Les inciter, à partir de la mémoire individuelle et collective, à prendre la parole et à la porter au plateau, en tant que piliers de la communauté et aussi en tant que femmes. Le 23 janvier 2023, Azyadé et Marielle arrivent au quartier. Et rien ne se passe comme prévu…
Les textes ci-dessous sont extraits du carnet de bord tenu par Marielle pendant la semaine. Certains d’entre eux ont constitué un matériau pour la restitution de résidence du 27 janvier 2023 au Théâtre des Possibles
LUNDI 23 JANVIER
13h05 – À bord du train
Ce n’est pas une écriture de plateau, c’est une écriture de quartier.
14h15 – Au centre El Tingat
On a rencontré Elodie. Elle travaille comme agent d’accueil à 3/4 temps au centre social. Mais c’est plutôt une héroïne à plein temps.
16h36 – Rue des cuirassiers
On a rencontré Chouri. À 80 ans, c’est un peu une mémoire du quartier. Chez elle, les murs sont tapissés de photos. Du sol au plafond. Jusque dans la rue. Chouri vit avec Antoine, son fils. Et son oiseau de combat.
17h10 – Rue des Mercadiers
Il y a une réalité très particulière ici. L’espace public et l’espace intime se mêlent en permanence. Les rez-de-chaussée, sombres, vomissent le vivant sur le trottoir. Comme des plantes qui chercheraient la lumière du jour en se frayant un chemin parmi les pigeons. Ici on vit pas mal dans la rue. Et c’est ok. Et nous, on marche sur les trottoirs comme on débarque dans un salon.
MARDI 24 JANVIER
14h42 – Place du Puig
En tournant les pages des albums jaunis par une colle ancienne qui ne suffit plus à tenir les photos en place, nous explorons les histoires. Et nous mettons au jour des fissures qui éventrent du sol au ciel et laissent entrevoir mille fractures. Les femmes qui ressemblent aux mères qui ressemblent aux grand-mères. Les générations passées qui finissent par se perdre dans un brouillard peuplé d’indiens, de cowboys et de grands et illustres artistes de music hall ou de cinéma. Même les plus belles histoires sont empreintes de douleur.
Ces femmes, porteuses des générations passées et futures, sont les mieux placées pour raconter. Alors on essaye. Sans pression. En acceptant de n’avoir aucune sainte idée de ce qui pourra bien en sortir. Quand soudain, il se passe un petit quelque chose. Furtif. Fugitif. Fugace. C’est déjà fini.
Notre mission désormais : que cela se passe encore. Que ces femmes, si elles ont quelque chose à dire, le disent à leur façon. Franche. En catalan doublé de gitan si ça leur chante. Tant qu’elles le disent.
MERCREDI 25 JANVIER
11h – Sous le Pont Joffre
C’est ici que Chouri a rencontré son mari “Cowboy”. Sous ce pont, les gitans venaient se baigner l’été. Cowboy, portrait un maillot rouge. Pour impressionner Chouri, il a sauté du pont jusque dans l’eau. “Ca a été le coup de foudre”, elle nous raconte.
14h30 – 35 rue Saint François de Paule
C’est Angelina qui m’a donné l’adresse de sa sœur. Devant moi s’ouvre un couloir sombre, avec une porte de chaque côté. Je frappe à gauche. La porte s’ouvre sur deux hommes en tenue de chantier. Entre leurs jambes s’ouvre une profonde tranchée. Je referme et frappe à droite. Rebecca m’ouvre, balai en main. Je me fais à l’idée qu’elle ne va pas nous rejoindre. Elle a trop de travail. Et puis mon regard tombe sur une table encombrée de photos. Je réalise que, tout en balayant, elle est en train de choisir celles dont elle va partager avec nous l’histoire.
JEUDI 26 JANVIER
14h55 – Dans les rues du quartier
Aujourd’hui, elles ne sont pas venues. Et nous, ca fait 40 minutes qu’on cherche Chouri dans tout le quartier. Il va falloir se faire à l’idée qu’elles ne viendront peut être pas au théâtre demain. On réfléchit à un plan B.
15h30 – Au centre social
On s’est prises d’une profonde affection pour cette femme à la gueule d’indienne. Et pour Antoine son fils. Victime lui aussi des violences qui gangrènent le quartier. Qui aime profondément sa mère. Et qui la rend triste.
Ces femmes, elles portent un poids incommensurable sur les épaules. À leur place, j’abandonnerais. Ce sont elles, les oiseaux de combat. Que deviendra Antoine, quand Chouri ne sera plus là ? Il perdra certainement son tout dernier pilier.
VENDREDI 27 JANVIER
17h05 – Au Théâtre des Possibles
Elles sont venues. Elles ont répété. Et puis elles ont joué. Quand j’ai demandé à Rebecca si elle s’était amusée, elle m’a répondu “oui, ça va” d’un ton détaché. Comme si ce qu’elles venaient de faire était parfaitement banal. Mais nous on sait que, banal, ça ne pouvait pas l’être. Qu’en venant ici personne ne pouvait les trouver. Que le quartier-ogre ne viendrait pas les déranger en débarquant en plein milieu de l’atelier. Et le plus important, c’est qu’elles ont pris la parole. Elles ont raconté seulement ce qu’elles avaient envie de dire. Rien d’autre.
Cette série a été réalisée du 23 au 27 janvier 2023 à Perpignan, dans le cadre d’une résidence de territoire de la Compagnie La chouette blanche sur invitation du Théâtre des Possibles et dans le cadre de la tournée du spectacle Pink !
Un grand merci à : La Compagnie La chouette blanche et à Azyadé Bascunana. Elodie Cabrera pour son implication dans le projet et le lien qu’elle nous a permis de tisser avec les femmes du quartier. Le Théâtre des Possibles et son équipe : Mariana, Bernard, David, Paul, Marion et les autres… La Maison de quartier centre historique antenne El Tingat et son équipe, Thomas et son directeur. Les femmes du quartier Saint-Jacques : Chouri (et son fils Antoine), Rebecca, Grasse et Oliana.